Samedi 3 juin, 19 h.
La crème de Valence a mis ses plus chics tenues pour se rendre au spectacle Dîner en ville, donné dans les salons de la préfecture de Valence. Dans la présentation de ce spectacle écrit par Christine Angot, on peut lire Richard Brunel, le metteur en scène, dire : « Souvent, dans mes mises en scène, j’ai exploré le parcours d’êtres qui devenaient étrangers à eux-mêmes, des hommes invisibles aux prises avec une société monstrueuse qui efface et les contraint à l’invisibilité. »
Nous aussi nous « explorons le parcours » d’êtres contraints à l’invisibilité et aux prises avec une société monstrueuse, donc nous avons voulu samedi matin alerter Christine Angot sur la situation des enfants dormant dans la rue à Valence. L’auteure tenait une séance de dédicaces à la médiathèque de la ville et nous espérions son soutien, qui aurait permis d’interpeller plus largement car lorsque l’on est une personnalité, notre voix porte davantage.
Nous avons attendu que Christine Angot n’ait plus de personnes demandant de signatures pour ne pas la déranger, et avons voulu lui lire notre texte, accompagné de deux banderoles portant les inscriptions « Maire, préfet, un toit ! » et « Pas d’enfants à la rue à Valence ». Madame Angot s’est levée, nous a dit qu’elle n’était ni un enfant à la rue, ni un objet et a quitté les lieux sans nous écouter.
Elle n’est pas un objet mais aurait pu être un soutien, précieux. Nous avons tout de même lu notre texte, aux chaises vides, il figure en fin d’article.
Des personnes présentes nous dispensent leurs conseils : « Vous devriez aller à la mairie ! », « C’est scandaleux cette histoire, il faut le faire savoir, il faut le dire ça ! » Merci pour vos conseils, mais… pourquoi ne pas participer à les mettre en pratique ? Notre dernière visite à la mairie fut accueillie par 30 CRS en armure et un maire refusant de nous parler ; il faut le dire ? Eh bien dites-le, criez-le, partagez les articles, écrivez-en, alertez la presse nationale, elle vous écoutera peut-être plus que nous, parlez-en à votre voisin, votre collègue, votre ami.e, votre mamie, collez des affiches, écrivez sur les réseaux sociaux, venez nous aider à en parler !
19 h, par curiosité nous souhaitons savoir qui, à Valence, va regarder un spectacle qui traite de l’invisibilité contrainte, du mépris social, de l’arrogance des politiques ; qui paye 24 € la place pour ce faire, dans les salons de la préfecture. Lorsque l’une de nos militantes arrive devant la préfecture, les agents de la BAC s’exclament : « Ils sont là ! » et aussitôt les talkies-walkies crépitent à qui mieux mieux, renseignements territoriaux, police nationale, vigiles privés, tous sur le pied de guerre, sortant même le fusil d’assaut au cas où, sait-on jamais, une militante tenterait d’utiliser sa bouteille d’eau de 25 cl comme bélier pour entrer dans la préfecture face à 15 agents des forces de l’ordre armés.
Le beau monde est venu voir le spectacle. Des jeunes de moins de 30 ans bénéficiant de réduction aussi – celleux qui connaissent ce genre de spectacle et de réduction. Aucun visage que nous connaissons. Pas un de ces visages n’est déjà venu nous soutenir ; étrange fascination de notre part d’observer autant de personnes payer pour voir, dans des fauteuils moelleux, une représentation de l’invisibilité sociale. Nous pourrions leur en montrer gratuitement chaque jour.
Alors que le spectacle commence, la pluie fait son apparition à l’extérieur. Diluvienne. Dans les salons de la préfecture, on entend des éclats de voix feutrés. Une heure plus tard, les spectateurs ressortent, en se couvrant la tête avec leur programme : ils n’avaient pas prévu la pluie, ils se dépêchent de rentrer chez eux, les beaux pantalons à pli, les belles robes de soirée sont trempés, quel gâchis. Les enfants qui dorment dans la rue le feront ce soir sous des trombes d’eau, sans programme de théâtre pour se couvrir la tête, sans nulle part où vite courir se mettre à l’abri.
Les spectateurs sont partis, mais les hôtes sont encore là. Le gigantesque lustre du salon principal de la préfecture s’illumine tandis que la nuit tombe. Ce soir, on reçoit à la préfecture. L’auteure peut-être, ou des artistes, qui sait. En tout cas, chez le préfet, on dîne en ville, c’est sûr.
Les enfants, eux, dorment dans des flaques de boue.
[Christine Angot, nous sommes désolé.e.s de déranger votre séance de dédicaces mais nous sommes contraint.e.s d’utiliser tous les moyens d’expression pour faire passer notre message. Nous ne serons pas longs pour ne pas vous perturber, car vous n’êtes pas responsable de ce qui se passe ici, mais nous espérons votre solidarité et un sursaut de prise de conscience.
Madame Angot, votre spectacle « Dîner en ville » traite de l’invisibilité forcée, contrainte, des inégalités, de l’arrogance des politiques, du mépris social. Nous savons combien vous êtes sensible à ces questions.
Depuis plus d’un mois, des enfants de moins de 10 ans dorment dans la rue à Valence, dans la plus grande indifférence. La loi oblige le préfet à les loger après trois jours. Mais certaines personnes peuvent apparemment se soustraire à leurs obligations légales.
Pour leur donner un abri, nous avons occupé différents lieux publics : gymnase, lieu d’exposition, Direction de la Route, Compagnie des eaux… Ce qui a permis, grâce à la pression exercée, de loger certains des enfants et leurs parents. Mais à quel prix ? Monsieur le préfet n’a daigné s’intéresser au cas des enfants et leurs parents dormant dans la rue que lorsque ceux-ci étaient hospitalisés. En un mois, six hospitalisations en urgence : une femme pour laquelle il avait été alerté par les docteurs et qu’il avait ignorée a perdu les eaux dans la rue, deux autres femmes enceintes ont perdu leur enfant, une petite fille de 8 mois a été emmenée aux urgences à 40 de fièvre, toute bleue après avoir dormi trois jours sous la pluie.
Hier soir, ce sont deux bébés, de 2 mois et 15 mois, qui ont été emmenés aux urgences. Que faudra-t-il pour que le préfet et le maire réagissent ?
Nous demandons l’ouverture d’un lieu d’abri de nuit pour les enfants qui dorment dans la rue à Valence, quelles que soient leur origine et leur classe sociale. Nous avons besoin de tous les soutiens et particulièrement de celui des personnalités, qui peuvent interpeller le public et les responsables.
Merci à vous.]